Chez Shiro Games, chaque projet semble né d’une conviction farouche : celle qu’un jeu vidéo peut être à la fois austère et généreux, exigeant et accessible, implacable et bouleversant. Fondé en 2012 à Bordeaux par Sébastien Vidal et Nicolas Cannasse, le studio s’est rapidement forgé une identité forte, enchaînant les titres marquants comme Evoland, Northgard ou plus récemment Dune: Spice Wars. À rebours des tendances clinquantes et des RPG qui cèdent trop vite aux sirènes de l’épique, Shiro a toujours préféré les récits en creux, les mécaniques ciselées et les mondes rugueux, taillés dans l’humanité plutôt que dans la légende.
C’est dans cette logique que s’inscrit Wartales, sorti le 14 septembre 2023 sur Nintendo Switch, après un succès critique confirmé sur PC. Un portage qui ne trahit rien de sa vision initiale : celle d’un RPG tactique en monde ouvert, à la fois radical dans ses choix, et bouleversant dans son absence de récit balisé. Ici, il n’y a ni prophétie, ni héros désigné, ni empire à renverser. Juste vous, quelques lames fatiguées, un cheval docile… et une contrée ravagée, où l’or n’a de valeur que tant qu’on peut le défendre.
Dans Wartales, le jeu ne vous prend jamais par la main. Il vous pousse, plutôt, dans le vide. À vous de découvrir, de survivre, de vous inventer une place dans un monde où personne ne vous attend. Le jeu s’efface pour mieux vous laisser écrire. Mais ce silence, cette humilité mécanique, cache-t-elle un chef-d’œuvre de low-fantasy systémique, ou un terrain vague vidéoludique sans colonne vertébrale ni souffle ? Voilà la première question. Elle n’est pas la dernière.
Le vertige de l’oubli
Wartales n’a pas de scénario. Et c’est précisément là que se dessine son projet narratif. Il ne vous raconte rien, parce qu’il vous demande tout. À commencer par l’envie de faire exister, dans un monde désossé par les guerres et la peste, un groupe de survivants sans destin, sans passé, sans gloire. Aucun nom gravé sur les pierres, aucune quête messianique à embrasser : seulement des routes boueuses, des champs abandonnés, et le souffle du vent qui porte encore les cris d’un royaume effondré.
Dès l’écran de création, Wartales vous place face à un miroir vide. Quelques questions pour définir la nature de votre bande — anciens soldats, voleurs repentis, villageois en fuite —, des avantages et des handicaps à répartir, une carte encore muette à choisir comme point de départ. Aucun prologue, aucun background écrit. La narration se joue ailleurs. Dans les choix qui grignotent votre morale, dans les silences entre deux repas, dans les regards que vos compagnons se lancent autour du feu, entre fatigue, faim et méfiance. Chaque personnage que vous recrutez n’est qu’un nom, un métier, une fonction. Mais à force de combats partagés, de douleurs encaissées et de décisions cruelles, ces figures abstraites deviennent des personnes. Avec leurs blessures, leurs préférences, leurs rancunes. Avec cette humanité bancale qui s’épanouit dans les creux de l’absence de récit.
Il n’y a pas de héros dans Wartales. Seulement des humains confrontés à la nécessité. Et c’est bien cela que raconte le jeu : cette spirale d’éthique brisée où, faute de ressources, on finit par vendre ses lames au plus offrant, attaquer des réfugiés affamés, ou trahir des serments. Non parce qu’on le veut, mais parce que c’est ça ou mourir. Le mal ne triomphe pas, il s’installe. Lentement, mécaniquement.
Chaque région explorée recèle pourtant ses propres fragments d’histoire, disséminés à travers des événements contextuels, des dialogues lapidaires ou des textes cachés. Des conflits politiques, des seigneurs aux abois, des populations livrées à elles-mêmes. Mais rien n’est imposé : vous pouvez ignorer tous ces fils narratifs sans jamais briser le rythme du jeu. Ou au contraire, vous y plonger, et découvrir que chaque zone raconte, à sa manière, une autre facette d’un monde en ruine. Une Bohême imaginaire, désenchantée, sans roi, sans dieux, sans justice.
La narration de Wartales est une entreprise de dépossession. Ce n’est pas vous qui suivez une histoire, c’est l’histoire qui vous contourne. Et c’est à vous de lui courir après, ou de la laisser passer. Le récit n’est pas dans le texte, mais dans la trace que vous laissez sur la carte, dans le nom que vous donnez à vos compagnons, dans les cicatrices qu’ils arborent après la bataille. À la fin, il ne restera sans doute rien. Pas de mémoire, pas de gloire. Seulement une marche sans fin, et le bruit des chaînes qui rappellent que même les mercenaires ont un prix.
La sueur des combats, la poussière des routes et le poids des choix
Derrière ses apparences austères, Wartales cache l’un des systèmes ludiques les plus riches, cohérents et organiques du RPG tactique contemporain. C’est un jeu qui ne tient pas par ses cinématiques ou ses punchlines, mais par sa mécanique nue, exposée, rugueuse — un échafaudage d’interactions complexes où chaque décision pèse sur la survie, l’équilibre et l’identité de votre groupe. Un bac à sable, oui, mais taillé dans la pierre vive de la simulation.
Vous débutez avec une poignée de mercenaires et un poney fatigué, dans un monde ouvert immense et sans barrières. L’exploration se fait en temps réel, sur une carte aux décors sobres mais évocateurs, où la géographie influence directement votre progression : forêts denses propices aux embuscades, montagnes qui ralentissent, plaines ouvertes où chaque déplacement coûte en nourriture et en moral. Aucun GPS, aucune balise clignotante : juste la topographie, les indications locales, et la mémoire des routes. C’est à vous d’imaginer votre itinéraire, votre stratégie, votre ligne de fuite.
Le génie de Wartales, c’est d’avoir su fondre ensemble mécaniques de gestion, d’exploration et de combat dans un système unique, indissociable. Chaque choix impacte les autres : plus vous recrutez de mercenaires, plus vos besoins logistiques explosent. Vos troupes doivent manger, dormir, être payées, se reposer — faute de quoi elles désertent, se rebellent, meurent. Installer un camp n’est pas une pause ; c’est une scène de théâtre miniature où se nouent les relations, se déclenchent des disputes, se débloquent des synergies d’équipe. Un personnage devient forgeron, un autre cuisinier, un troisième alchimiste. Chacun apprend un métier, et chaque métier est vital.
Et puis il y a le cœur : les combats. Tactiques, en tour par tour, exigeants jusqu’à la cruauté. Chaque affrontement débute par un placement décisif. La topographie, la météo, le moral de vos troupes et leur synergie changent tout. Les ennemis sont nombreux, parfois désespérément mieux équipés. Vos mercenaires disposent de points de mouvement, de compétences actives, d’un équipement personnalisable — et d’une armure destructible, qu’il faut régulièrement réparer. Mais ce sont surtout les règles implicites du jeu qui forcent à la vigilance : engagement automatique lorsqu’on se rapproche, activation du “friendly fire”, absence de droit à l’erreur. Mourir ici, c’est mourir pour de bon. Il n’y a pas de résurrection.
Le système d’entente entre personnages, subtil et impactant, ajoute encore une strate de stratégie : deux compagnons qui s’apprécient combattront mieux côte à côte. À l’inverse, un groupe tendu peut imploser en plein affrontement. La dynamique sociale devient un facteur de performance militaire. Et l’économie du jeu vous pousse sans cesse vers le fil du rasoir : prendre des contrats risqués pour survivre, trahir vos valeurs pour quelques pièces, sacrifier un compagnon malade pour sauver le reste du groupe.
Mais Wartales ne s’arrête pas là. Il vous laisse également choisir vos règles. Difficulté de la survie, fréquence des sauvegardes, adaptation du niveau des ennemis : tout peut être personnalisé. Vous pouvez opter pour un mode de jeu “libre”, où le monde s’ajuste à vous, ou “zoné”, plus brutal, où il faut mériter chaque pas. Cette malléabilité ne dilue pas l’expérience ; elle en renforce la dimension systémique. Car dans tous les cas, la mécanique est impitoyable. Et vous êtes seul face à elle.
Si l’on devait reprocher quelque chose à ce système, c’est l’absence de tutoriel clair sur Nintendo Switch. Ce n’est pas tant un défaut sur PC, mais sur une console plus généraliste, ce manque d’explication peut rebuter. Pourtant, ceux qui acceptent de se perdre découvrent un jeu qui se révèle par couches successives, une œuvre qui refuse de tout montrer d’emblée, et qui fait de chaque apprentissage un accomplissement.
Wartales ne vous guide pas. Il vous regarde trébucher, puis vous applaudit quand vous tenez enfin debout. Et c’est cette austérité, cette exigence, cette liberté sans filet, qui en fait l’un des RPG sandbox les plus mémorables de sa génération.
La beauté discrète des terres brisées
Wartales n’a rien d’un étalage technologique. Ici, point de reflets ray-tracés ni de panoramas dignes d’un fond d’écran. Et pourtant, chaque paysage, chaque bourgade en ruine, chaque forêt sinueuse participe à l’ancrage viscéral de votre aventure. C’est une direction artistique sobre, mais d’une cohérence rare, qui préfère l’efficacité au spectaculaire, le sens au tape-à-l’œil.
Sur Nintendo Switch, le portage se révèle étonnamment solide. Le jeu tourne avec une fluidité remarquable, même en mode portable, et les temps de chargement, bien que légèrement longs au démarrage, s’effacent ensuite dans une continuité de jeu sans la moindre saccade. Aucun lag, aucun ralentissement, même dans les zones les plus denses ou lors des combats les plus acharnés. Dans ce monde ouvert gigantesque, la technique reste une alliée discrète, jamais un frein.
Le style visuel de Wartales se rapproche d’une peinture en clair-obscur : des teintes terreuses, des lumières tamisées, des silhouettes campées sur fond de brumes. Les environnements sont fonctionnels, mais chargés de caractère. On y lit l’abandon, la mélancolie, la dureté du quotidien. Les routes défoncées, les ponts vermoulus, les marchés vides racontent une guerre qui n’a pas besoin d’être montrée pour être ressentie. Même les textures, bien que simplifiées pour la Switch, conservent un cachet rustique, presque granuleux, qui renforce l’identité du jeu.
Les personnages, eux, sont réduits à l’essentiel : des sprites lisibles, mais personnalisables jusque dans les moindres détails. Couleur des vêtements, armures, équipements : chaque modification visuelle reflète vos décisions stratégiques. L’aspect esthétique devient ainsi une lecture de votre progression, un reflet silencieux de votre groupe.
L’interface, en revanche, demeure l’un des rares points noirs du portage. Malgré la présence d’une option d’agrandissement de la police, certains textes, en blanc sur fond noir, demeurent difficiles à lire, en particulier en mode portable. Une limite ergonomique notable, surtout pour un jeu aussi dense et chargé d’informations.
Sur le plan sonore, Wartales opte pour une ambiance feutrée, presque invisible. Peu de musiques marquantes, mais une nappe acoustique discrète qui accompagne la solitude des routes et l’oppression des affrontements. Les bruitages, eux, jouent un rôle plus important : cliquetis d’armes, hennissements lointains, crépitement du feu de camp… tout participe à ce sentiment d’abandon, de fatigue, de vie en mouvement perpétuel. C’est un son de fond plus qu’une bande originale, une texture auditive qui colle à la peau sans jamais s’imposer.
Wartales ne cherche pas à séduire par l’esthétique. Il cherche à convaincre par la justesse. Et en ce sens, sa direction artistique, modeste mais affirmée, s’avère être l’un de ses piliers les plus solides.
0 commentaires