Depuis plus de trois décennies, Mortal Kombat est bien plus qu’une série de jeux de combat : c’est un rite de passage, une icône générationnelle, une capsule de violence stylisée gravée dans la mémoire collective du médium. Franchissant allègrement les ères et les consoles, la licence imaginée par Ed Boon s’est mutée, reformée, parfois égarée, souvent ressuscitée — jusqu’à devenir, aujourd’hui encore, un point de repère indéboulonnable dans l’univers des versus fighters.
Sorti le 19 septembre 2023 sur Xbox Series, Mortal Kombat 1 est officiellement présenté comme un reboot. Une renaissance, une nouvelle ère, un cycle frais libéré des excès narratifs de la trilogie précédente. Pourtant, derrière cette appellation se dissimule un projet bien plus complexe. Car NetherRealm Studios ne jette rien : il agence, recycle, refonde. Le résultat n’est pas un redémarrage, mais une continuité camouflée, un soft-reboot au sens le plus littéral, qui reprend l’univers là où Mortal Kombat 11 l’avait abandonné, tout en remodelant son échafaudage mythologique.
Face à cette démarche, une question s’impose : Mortal Kombat 1 parvient-il à conjuguer sa volonté de réécriture avec la densité de son héritage ? Est-il encore possible de surprendre dans un monde où même les divinités sont fatiguées de ressusciter ? Ou ne s’agit-il que d’un nouvel écrin pour une formule déjà figée dans le marbre du sang séché et des arènes en feu ?*
Le grand théâtre des revenants
Le temps est un cercle plat, disait Nietzsche, bien avant que Liu Kang ne devienne l’architecte d’un monde réécrit. Dans Mortal Kombat 1, le dieu du Feu et de la Foudre façonne une nouvelle chronologie pour éteindre les conflits passés… et, ironiquement, les faire renaître sous d’autres formes. Ce choix scénaristique, au lieu de rompre avec l’héritage narratif, l’absorbe. L’univers recréé par Liu Kang n’est ni vierge ni libéré du poids de ses prédécesseurs. Il est hanté par eux, traversé d’échos, de noms familiers aux visages altérés, de rivalités anciennes rejouées avec de nouveaux masques.
Le récit, qui s’annonce comme un renouveau, suit en réalité une mécanique cyclique. Raiden et Kung Lao vivent une existence paysanne, paisible, jusqu’à ce que Sub-Zero, Scorpion et Smoke viennent perturber leur quotidien. Ce qui semble une querelle banale s’avère une mise en scène orchestrée par Liu Kang lui-même, afin de recruter les protecteurs de cette nouvelle Terre. Rapidement, les figures mythiques s’alignent comme sur un échiquier scénarisé, et les pièces retrouvent leur place. Même le prétexte du multivers — désormais devenu norme — vient justifier l’existence de plusieurs versions des mêmes personnages, sans jamais vraiment s’aventurer hors des sentiers battus.
NetherRealm livre ici une narration grandiose, impeccablement chorégraphiée, portée par des cinématiques spectaculaires et une direction artistique de haute tenue. Mais derrière l’élégance de la forme, le fond tourne en rond. L’histoire repose sur des jeux de miroirs, des variations sur des archétypes déjà exploités, et peine à générer une véritable tension dramatique. Le joueur, surtout s’il connaît la série, anticipe trop souvent les trajectoires. Les twists, bien que habilement amenés, manquent de mordant. Quant aux néophytes, ils se heurtent à un déluge de références implicites, de noms invoqués sans contextualisation, d’alliances et de trahisons sans socle affectif.
Surtout, la structure même du mode histoire souffre d’un déséquilibre criant. Chaque chapitre se concentre sur un protagoniste, mêlant longues séquences narratives et rares affrontements jouables. Cette organisation, héritée des précédents opus, atteint ici son point de rupture. L’introduction du jeu, centrée sur la relation entre Kung Lao et Raiden, s’étire pendant près d’une heure, pour à peine quatre combats. Le reste : dialogues, cinématiques, expositions. Un film interactif où le joueur assiste plus qu’il n’agit, où l’interactivité semble suspendue au bon vouloir du script.
Ce déséquilibre nuit à la dynamique globale. Car si le récit intrigue par sa proposition de relecture, il lasse par sa temporalité. Trop long, trop bavard, trop linéaire. Même les enjeux majeurs, portés par des figures connues — Mileena, Kitana, Shang Tsung, Johnny Cage —, peinent à décoller, étouffés par une écriture trop explicative ou des séquences trop étirées. L’ensemble manque de rythme, et les temps morts s’accumulent, au détriment de l’impact narratif.
Reste un projet ambitieux, pensé pour les passionnés, où chaque scène s’évertue à faire le lien entre le passé et ce nouveau présent. Une fresque mythologique aux contours familiers, mais à l’ossature rigide. Mortal Kombat 1 n’échoue pas à raconter : il oublie simplement de faire jouer.
La précision du coup, le poids de l’impact, l’équilibre du sang
Avec Mortal Kombat 1, NetherRealm poursuit une œuvre de raffinement plutôt que de révolution. Le cœur du système de combat demeure intact : rigide, méthodique, frontal. Chaque mouvement est pesé, chaque attaque calibrée, chaque combo exécuté dans une grammaire bien connue des initiés. Ce qui évolue ici, c’est l’agencement, la lisibilité, la fluidité. Le jeu n’invente pas un nouveau langage, mais polit chaque syllabe.
La première transformation réside dans l’épuration des jauges. Fini le cloisonnement complexe d’indicateurs séparés : une seule barre centrale régit désormais les attaques spéciales, les contres, les esquives et les amplifications. Cette simplification, loin de trahir la profondeur du gameplay, permet au contraire d’en révéler la nervure stratégique. Le jeu devient plus lisible, plus abordable, mais jamais superficiel. Les néophytes trouvent un point d’entrée clair. Les vétérans, un terrain d’optimisation encore plus tendu.
L’autre innovation majeure, ce sont les Kaméos. Ces personnages de soutien, choisis indépendamment du combattant principal, interviennent en renfort pendant les affrontements. Ils ajoutent une nouvelle couche tactique au gameplay, offrant des interruptions, des projections, des prolongations de combo ou des mécanismes défensifs. Chaque Kaméo dispose de sa propre palette d’actions, modifiant subtilement la dynamique du duel. C’est une idée brillante, qui enrichit la méta sans alourdir l’instant. Le choix du binôme devient aussi crucial que celui du personnage principal, et permet une personnalisation poussée du style de jeu.
Les sensations manette en main restent fidèles à l’ADN de la série. Les coups claquent, les impacts sont lourds, les enchaînements doivent être appris, maîtrisés, répétés. On est loin de la nervosité d’un Guilty Gear ou de la souplesse d’un Tekken. Ici, chaque mouvement engage une posture, chaque coup assume son inertie. Mortal Kombat n’est pas un ballet : c’est un duel d’exécution brutale. Et cette brutalité reste sa plus grande force.
Les Fatal Blows, X-Rays, Breakers et autres mécaniques emblématiques sont toujours présents, légèrement ajustés. Ils viennent ponctuer le combat d’instants de tension où la mise en scène frôle le grotesque avec une maîtrise cynique. Ces moments, conçus comme des apogées visuelles, renforcent le spectacle sans jamais saboter la lisibilité du duel. Le rythme général est plus fluide que par le passé, les transitions plus propres, les animations plus précises.
Le mode Tour, héritage du mode arcade, conserve toute sa pertinence. Construit pour offrir des parties rapides, sans fioritures, il met en avant l’aspect purement ludique du titre. Chaque escalade de combattants devient une courbe de progression, une manière de se confronter à la diversité du roster sans les excès narratifs du mode histoire. En parallèle, le mode Invasion, pensé comme un contenu saisonnier, propose une cartographie scénarisée à débloquer au fil de défis successifs. Son potentiel reste à évaluer sur le long terme, mais son intégration démontre la volonté claire du studio de penser l’après-lancement.
Enfin, le système de personnalisation — cosmétiques, emotes, équipements — répond aux standards modernes. Il ne modifie pas le gameplay mais accompagne l’investissement du joueur dans la durée. Les pièces gagnées en jeu peuvent être utilisées dans le sanctuaire pour débloquer aléatoirement des objets. Le processus est classique, mais non intrusif.
Mortal Kombat 1 n’est pas un champ de rupture. C’est un jardin de taille. Chaque élément est taillé, redressé, équilibré. Le sang y coule toujours, mais il trace des lignes nettes. Et dans cet art délicat du chaos structuré, NetherRealm maîtrise encore parfaitement sa science.
Éclats de chair, jeux de lumière et cris étouffés dans le marbre
Avec Mortal Kombat 1, NetherRealm affirme plus que jamais sa maîtrise esthétique. Le jeu s’impose immédiatement par la densité visuelle de son univers, porté par des décors d’une finesse remarquable et une direction artistique qui conjugue héritage et nouveauté avec une rigueur chirurgicale. Chaque arène évoque un monde clos, vivant, chargé d’histoire — des temples crépusculaires aux places marchandes criblées de poussière, des autels cérémoniels aux ruelles poisseuses baignées de néons.
Les environnements regorgent de détails, mais sans jamais parasiter la lisibilité de l’action. Le décor n’est pas décoratif : il est une présence. Il respire, il gronde, il encadre. Les éclairages dynamiques, les effets de particules, les transitions de perspective entre cinématique et combat s’opèrent avec une fluidité impressionnante. Même sur Xbox Series, où la performance reste stable en 60 FPS, le jeu affiche une précision visuelle constante, rarement entachée par les quelques textures secondaires un peu plus ternes.
Les personnages, eux, bénéficient d’un soin particulier. Le design de chaque kombattant a été repensé avec un souci d’authenticité culturelle plus marqué. Fini les stéréotypes exotiques sans épaisseur : chaque visage, chaque tenue, chaque gestuelle s’ancre dans une identité plus affirmée. Les traits faciaux, les postures, les animations contextuelles renforcent la caractérisation de chacun sans jamais verser dans la caricature. C’est une réussite plastique indéniable, qui confère à cette mouture un ancrage plus solide dans la matière narrative.
Certes, tout n’est pas d’une perfection absolue. Quelques animations secondaires manquent encore de naturel, certains effets de sang paraissent un peu trop liquides, et l’expression faciale de certains PNJ dans les cinématiques souffre d’une rigidité résiduelle. Mais ces aspérités restent marginales face à l’ensemble, et ne nuisent jamais à la puissance évocatrice du visuel.
La bande-son, quant à elle, opte pour une approche plus discrète qu’ostentatoire. Les compositions orchestrales accompagnent l’action sans jamais l’enrober, jouant sur les silences, les motifs tribaux, les nappes percussives. Les musiques de fond soutiennent l’ambiance sans chercher à s’imposer comme des leitmotivs tonitruants. Ce choix laisse place à l’autre grande protagoniste sonore du titre : la violence elle-même.
Car Mortal Kombat reste, avant tout, une affaire de sons qui claquent. Les bris d’os, les gerbes de sang, les cris gutturaux, les impacts d’acier sur la peau : tout participe à une chorégraphie sonore minutieuse. Chaque coup porte, chaque fracture se fait entendre. C’est une expérience tactile transposée par le son, où la brutalité devient texture.
Le doublage français, de bonne facture, reste fidèle aux attentes. Les voix sont bien campées, les dialogues percutants, et l’ensemble conserve une tonalité dramatique efficace. Seul le mode Invasion, étonnamment, n’est disponible qu’en version originale sous-titrée — un choix qui détonne dans un jeu où tout le reste est localisé avec soin.
Esthétiquement, Mortal Kombat 1 ne cherche pas à redéfinir les standards du genre, mais à les sublimer dans leur logique propre. Et à ce titre, il y parvient avec une maîtrise remarquable : froide, précise, sanglante, et indéniablement séduisante.
0 commentaires