Quand un studio comme Compile Heart, réputé pour ses délires visuels et ses mécaniques de RPG hors normes, décide de lancer une nouvelle licence en 2017, il choisit la PS Vita… une console déjà cliniquement morte hors du Japon. Un mois avant la sortie de la Switch, en anglais uniquement, avec un nom à faire frémir les plus endurcis : Mary Skelter: Nightmares. Le jeu semblait condamné à l’oubli avant même d’avoir pu exister. Et pourtant, contre toute attente, c’est précisément ce paradoxe qui allait nourrir sa résurrection.
En 2019, le titre revient sur Nintendo Switch dans une compilation incluant sa suite directe. Une seconde chance offerte par Idea Factory, qui capitalise sur un univers où l’horreur gothique épouse les figures des contes de fées, où le sang devient ressource, et où le joueur progresse dans les entrailles d’un monde labyrinthique, hanté par ses propres cauchemars. Plus qu’un simple Dungeon Crawler, Mary Skelter revendique une identité provocante, un goût affirmé pour le malaise, et un système de jeu ciselé comme une lame bien trempée.
Mais jusqu’où peut-on aller pour se démarquer ? À quel moment le jeu de niche devient-il un miroir déformant de ses propres excès ? Et surtout : que reste-t-il quand le talent se perd dans la provocation facile ?
Filles du sang, fils de l’enfermement
Mary Skelter: Nightmares commence dans une prison vivante, une ville entière avalée par les ténèbres et transformée en labyrinthe organique. Vous suivez Jack et Alice, survivants parmi les esclaves d’un monde dévoré par des créatures sadiques. Leur quotidien ? Souffrir, ramper, obéir. Jusqu’à l’apparition d’un espoir inattendu : le Petit Chaperon Rouge, guerrière armée et messagère d’un nouveau destin. C’est elle qui révèle à Alice sa nature de Blood Maiden, capable de détruire les monstres que personne ne peut vaincre. Une mission s’amorce : libérer les autres captives, rejoindre The Dawn, et reconstruire une résistance.
Sous des dehors absurdes, le scénario tisse un univers cohérent, sombre et délirant, peuplé de figures féminines réécrites avec la rage au ventre. La Belle au Bois Dormant, la Petite Sirène, Kaguya… toutes réinterprétées en combattantes prêtes à saigner pour respirer. L’univers, pourtant chargé de symboles grotesques, s’ancre dans une narration solide, ponctuée de révélations, de tensions et de liens d’affection qui évoluent au fil des chapitres.
L’écriture, dense et surprenante, s’emploie à donner corps à cette galerie de jeunes filles piégées entre leur innocence volée et leur pouvoir destructeur. Les dialogues, nombreux, alternent entre moments de gravité, touches d’humour noir et passages de Visual Novel parfois très verbeux, mais portés par un ton cohérent. Le monde de Jail respire, grince, geint… et chaque échange renforce la sensation d’un récit gluant, tendu, habité.
Mais ce parti pris n’échappe pas à certains excès. Les personnalités secondaires, au-delà d’Alice ou du Petit Chaperon Rouge, restent stéréotypées : la dominatrice cynique, l’ingénue maladroite, la figure maternelle outrageusement sexualisée. Le lien entre Jack et les héroïnes vire parfois à une forme d’idéalisation haremique qui contraste violemment avec la noirceur du propos.
La structure du récit souffre aussi d’une fin trop prévisible, dont les enjeux se devinent très tôt, malgré quelques détours scénaristiques intéressants. L’impact narratif s’affadit dans ses derniers instants, comme si le jeu n’osait pas pousser jusqu’au bout la logique de son cauchemar initial.
Malgré cela, Mary Skelter: Nightmares réussit à construire un univers unique, où la souffrance devient une arme et la rédemption une conquête de chaque instant. Le récit n’est pas là pour bercer. Il est là pour griffer, percer, secouer.
Un sang d’encre dans les veines du labyrinthe
À première vue, Mary Skelter: Nightmares déroule un Dungeon Crawler classique : labyrinthes quadrillés, déplacements cases par cases, combats au tour par tour avec formation en rangées. Mais très vite, le titre révèle une complexité mécanique insoupçonnée, qui transforme chaque exploration en opération chirurgicale, chaque affrontement en rituel de tension.
Les donjons, organisés par quartiers, adoptent des thématiques visuelles radicales. Le centre-ville s’inspire du cirque, le temple devient un enchevêtrement d’étroits boyaux, et chaque biome repose sur une idée de gameplay propre. Passages secrets, étages superposés, pièges vicieux et chemins à débloquer selon les talents de votre équipe : l’ensemble évoque un Metroidvania méticuleux, où chaque héroïne possède une capacité unique pour ouvrir la voie. Les ciseaux du Petit Chaperon Rouge, les flèches de la Belle au Bois Dormant, les sauts vertigineux de Rapunzel… tout concourt à faire de l’exploration un puzzle permanent.
Mais l’âme du jeu bat dans un système de corruption et de sang. Vos Blood Maidens se nourrissent de l’hémoglobine ennemie, et à mesure que leur jauge se remplit, elles peuvent entrer en mode de transformation, gagnant en puissance et débloquant de nouvelles compétences. Pourtant, si la jauge est remplie dans un état de corruption avancée, c’est la folie qui prend le dessus : les attaques deviennent aléatoires, les alliées sont prises pour cible, et le chaos envahit le champ de bataille. Une mécanique d’une brillante cruauté, qui récompense les audacieux autant qu’elle punit l’imprudent.
Seul Jack, personnage de soutien, peut neutraliser cette folie. Grâce à son sang purificateur — littéralement projeté sur ses alliées via une arme dédiée — il évite les dérives les plus graves. Lui seul peut utiliser les objets, gérer les soins d’urgence, et intervenir en cas de débordement. C’est un pilier fragile mais vital, toujours en retrait mais constamment indispensable.
Les combats, nombreux, bénéficient d’une lisibilité exemplaire et d’un système de compétences varié. On alterne entre attaques classiques, coups critiques, altérations d’état, buffs et techniques de soutien. Les effets de la transformation donnent un surcroît de nervosité, tandis que la menace permanente de la corruption introduit une tension unique. Une seule erreur d’anticipation, un oubli visuel sur la jauge trop proche du basculement… et la partie peut basculer.
Ce qui empêche cependant la mécanique d’atteindre l’excellence, c’est un choix visuel discutable : les couleurs de la jauge de sang et de la corruption sont trop proches, rendant parfois illisible l’état mental des personnages. Une erreur de perception, et c’est tout l’équilibre d’un combat qui s’effondre.
Et ce n’est pas tout. Car à ces mécaniques s’ajoutent les Cauchemars, ces boss semi-invincibles qui hantent les donjons en temps réel. Lorsqu’ils approchent, l’écran s’assombrit, un compte à rebours s’affiche, et la traque commence. Leur présence brise la logique du tour par tour : eux ne s’arrêtent jamais. Même pendant un combat contre d’autres ennemis, ils peuvent vous rattraper et s’inviter dans l’affrontement. Fuir devient alors un défi de lecture du terrain, de gestion du stress, et parfois, de simple instinct de survie.
Ce rythme oppressant, associé à une difficulté parfois mal équilibrée, impose des sessions de grind parfois intenses, notamment pour les boss de fin de zone. Malgré cela, Mary Skelter ne lasse jamais. Son gameplay dense, risqué, intelligent repose sur un équilibre instable, où chaque combat peut tout emporter. Et c’est précisément cette sensation d’urgence permanente qui le rend aussi addictif que redoutable.
Rouge sur noir, cauchemar japonais
Visuellement, Mary Skelter: Nightmares affiche un style résolument marqué, oscillant entre l’esthétique gothique sanglante et les codes du Moe japonais. Chaque Blood Maiden est conçue comme une waifu de combat, aux tenues suggestives, aux yeux brillants, et à la silhouette calibrée pour flatter une frange très précise du public. Mais derrière cette façade racoleuse, le jeu impose une direction artistique tranchée, portée par un bestiaire tordu, des donjons vivants, et une utilisation du rouge omniprésente, presque organique.
Les environnements labyrinthiques tirent leur force de choix visuels radicaux. Chaque zone repose sur une idée unique, soutenue par une cohérence chromatique et thématique. Le cirque du premier quartier, par exemple, joue sur les contrastes violents, les couleurs saturées, les motifs spiralés. Plus loin, le temple mise sur l’oppression géométrique, tandis que d’autres lieux évoquent la chair, l’os, la suie. L’univers tout entier semble respirer la décomposition, comme un organisme que l’on traverse en en sentant les palpitations.
En combat, les animations sont rapides, stylisées, efficaces, avec des effets visuels colorés pour chaque attaque ou transformation. Les phases de berserk amplifient l’impact des affrontements, tandis que les altérations d’état s’accompagnent de petits détails visuels bien sentis. L’interface, sans être exemplaire, conserve une lisibilité constante, y compris dans les séquences plus frénétiques. Dommage toutefois que les sprites soient parfois figés et que certains assets soient recyclés d’une zone à l’autre, brisant par instants l’impression de renouvellement.
Côté musique, Mary Skelter surprend par une bande-son variée et mémorable. Chaque biome possède son propre thème, souvent déstabilisant, avec des mélanges de percussions tribales, de nappes inquiétantes et de clochettes presque enfantines. Le jeu aime créer le malaise par des ruptures de ton : un air joyeux pour accompagner une salle remplie de sang, une mélodie enfantine dans un couloir où l’on sent approcher un Cauchemar. Cette bipolarité sonore participe pleinement à l’identité du titre.
Les bruitages, eux, renforcent l’hostilité permanente. Les râles des monstres, les cris déformés des Vierges en pleine crise, le bruit sourd des portes organiques, tout dans l’univers sonore concourt à l’étrangeté. Les combats bénéficient de sons d’impact nets, sans surabondance, avec une vraie lisibilité auditive de l’action. Seul regret : l’absence de doublage français ou même anglais. Tout est en japonais, ce qui impose au joueur de lire énormément, dans un anglais souvent complexe, parfois soutenu, parfois argotique — une barrière de plus pour les non-bilingues.
Dans l’ensemble, Mary Skelter: Nightmares impose une identité visuelle et sonore forte, parfois dérangeante, parfois brillante, toujours affirmée. Entre fascination morbide et mise en scène grotesque, il compose une fresque sensorielle marquée au fer rouge.
La pulsion comme mécène de l’enfer
Derrière ses mécaniques brillantes et son univers baroque, Mary Skelter: Nightmares repose sur un socle nettement plus embarrassant : une sexualisation systématique, non seulement omniprésente, mais pleinement revendiquée. Le jeu ne flirte pas avec l’érotisme suggéré ; il l’instrumentalise, le met en scène, et parfois même l’exhibe avec une fierté désarmante.
Le héros, Jack, évolue au milieu d’un harem de Blood Maidens, toutes des adolescentes aux traits exagérément stéréotypés. La douce ingénue, la dominatrice en jupette, la femme fatale à forte poitrine… Chaque archétype y passe, calibré pour complaire, jamais pour troubler, ni même questionner. Le système d’affinité — basé sur des visites en chambre, des cadeaux, et des scènes spéciales — nourrit un imaginaire de possession affective qui s’aligne parfaitement avec les pires dérives du visual novel harem classique.
Mais c’est dans le laboratoire que le jeu franchit un seuil. Officiellement présenté comme un lieu de « purification » post-donjon, il offre au joueur la possibilité de « nettoyer » ses héroïnes à l’aide de l’écran tactile. Position lascive, maillot de bain réglementaire d’écolière japonaise, réactions vocales, et une interaction centrée sur le « fluide » purificateur de Jack : la métaphore sexuelle ne cherche même plus à se dissimuler. Elle est littérale, explicite, et optionnelle uniquement en apparence, puisque ce tutoriel est imposé lors de la première session.
Cette mise en scène, parfaitement consciente d’elle-même, fait de l’érotisation un acte de gameplay dissocié de toute progression utile. Elle n’offre aucune récompense tangible, aucun avantage stratégique, ni bonus d’affinité notable. Il s’agit d’un espace entièrement dédié à l’assouvissement visuel, intégré mécaniquement pour flatter une frange de public précise. Une logique de design qui dévalue instantanément l’univers construit autour du sang, de la souffrance, et de la résistance. Le contraste n’est pas subversif. Il est désespérément cynique.
Loin d’être un détail, ce choix esthétique redéfinit l’image globale du jeu. Il rompt le pacte de cohérence instauré par la narration et saborde une œuvre qui, sans cela, aurait pu figurer parmi les Dungeon Crawlers les plus singuliers de sa génération. Le malaise ne vient pas tant de la provocation que de l’absence totale de recul, de la glorification d’un imaginaire de domination érotique dans un monde qui traite par ailleurs de torture, de trauma et de perte d’humanité.
En l’état, Mary Skelter: Nightmares devient le symptôme d’un Japon vidéoludique qui s’englue dans ses travers, incapable de dissocier la violence du fantasme, l’émotion du fétichisme. Un jeu qui s’avance masqué, et dont le masque tombe dès l’ouverture du laboratoire.
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