Le studio australien League of Geeks, à l’origine du très élégant Armello, revient avec un projet d’une toute autre ampleur : Jumplight Odyssey, un jeu de gestion de vaisseau spatial mâtiné de rogue-lite narratif, dont l’accès anticipé a été lancé le 21 août 2023 sur Steam. Inspiré à la fois par FTL, RimWorld et les anime de science-fiction des années 70 comme Capitaine Flam ou Albator, le jeu mise sur une direction artistique rétro-futuriste, un univers étoffé et une promesse ambitieuse : vous faire ressentir toute la pression du commandement à bord d’un vaisseau-pouponnière en fuite.
Dans son état actuel, le titre ne propose qu’un seul scénario de campagne, centré sur la Princesse Euphora, ainsi qu’un mode exploration libre. Mais malgré un contenu encore mince et une technique parfois capricieuse, Jumplight Odyssey séduit dès ses premières minutes par la clarté de sa vision, la richesse de ses mécaniques, et l’amour évident porté à son univers. Reste à savoir si cette arche de papier pourra supporter le poids de ses ambitions.
Sous l’uniforme, des âmes à la dérive
Dans sa version actuelle, Jumplight Odyssey ne propose pour l’instant qu’un seul arc narratif : celui de la Princesse Euphora, héritière d’un royaume stellaire anéanti, en fuite à travers la galaxie à la tête d’un vaisseau de fortune. Pourchassée sans relâche par une flotte ennemie écrasante, son objectif est simple : survivre, préserver les siens, et atteindre un système refuge mythique connu sous le nom de « Forever Star ». Une prémisse classique dans la science-fiction, mais ici portée avec une sincérité et un ton résolument humain.
Loin des clichés militaristes, Jumplight Odyssey place l’accent sur l’humanité des personnages. Chaque membre de l’équipage possède un nom, une fonction, mais aussi des traits de personnalité, des aspirations, et même des interactions sociales. Des liens se tissent, des histoires émergent au fil des événements, renforçant l’attachement du joueur à cette microsociété flottante. Le vaisseau n’est pas seulement un outil de gestion : c’est un lieu de vie, de tensions, de deuils, et parfois de romance.
Les dialogues sont intégralement doublés, avec un soin notable dans l’intonation et le jeu d’acteur. Sans sombrer dans le mélodrame, l’écriture parvient à évoquer l’effondrement, le sacrifice et l’espoir avec justesse. On pense parfois à Battlestar Galactica, parfois à Star Trek, mais toujours avec cette patte douce-amère propre aux univers post-cataclysmiques.
Certes, en l’état, la structure narrative reste linéaire : pas de choix cruciaux, ni de ramifications scénaristiques profondes. Mais pour un jeu de gestion, Jumplight Odyssey propose déjà un contexte émotionnel solide, qui donne un sens aux mécaniques et un poids aux décisions.
Surtout, la promesse de deux autres scénarios à venir, chacun centré sur un capitaine et un point de vue différent, ouvre la porte à une relecture complète des enjeux et à un enrichissement progressif du lore. Si League of Geeks parvient à maintenir cette exigence narrative, le jeu pourrait bien devenir l’un des rares city-builders narratifs réellement engageants.
Commandant malgré lui
Dès ses premières minutes, Jumplight Odyssey vous assigne un rôle sans échappatoire : celui du commandant absolu. Vous ne pilotez pas un héros solitaire, mais l’intégralité d’un vaisseau interstellaire, jusqu’au moindre boulon, ration et hublot. Chaque salle, chaque couloir, chaque membre d’équipage vous incombe. Et ce que le jeu gagne en profondeur mécanique, il le perd parfois en lisibilité et en ergonomie.
Le premier scénario, centré sur la Princesse Euphora, fait office de tutoriel à rallonge, étalé sur une heure complète. Une initiation dense, nécessaire, mais qui déverse un flot de systèmes sans hiérarchie claire : gestion de l’oxygène, moral de l’équipage, ravitaillement, recherches, expéditions, architecture, décorations, planification, navigation, récupération de ressources, défense contre la flotte… La promesse d’un simulateur de colonie spatiale est tenue, mais au prix d’une surcharge cognitive immédiate.
Chaque tâche requiert une microgestion fastidieuse, et dans l’état actuel du développement, le jeu ne propose pratiquement aucun outil d’automatisation ou de délégation. Pas de planification à long terme, peu de priorisation des tâches, aucune vraie gestion de routines. Résultat : le joueur se retrouve noyé sous les microdécisions, sans possibilité de prendre du recul sur sa stratégie globale. À vouloir tout simuler, Jumplight Odyssey en oublie de jouer.
C’est d’autant plus dommage que certaines idées sont excellentes. Le système d’expédition sur les planètes voisines, par exemple, offre des opportunités précieuses… mais reste bridé par une interface encore incomplète (le timer d’expéditions est actuellement cassé) et une visibilité médiocre sur les gains et les risques. De même, la carte galactique, pourtant lisible, manque encore de clarté sur les effets des événements et les routes à éviter.
Côté construction, la comparaison avec Two Point Hospital ou RimWorld est inévitable. Le placement des salles, le mobilier, la décoration influencent le moral et l’efficacité de l’équipage. Mais là aussi, les outils sont encore trop rigides. Pas de copier/coller, pas de plan prédéfini, peu de raccourcis : tout est à la main, et lentement.
Ce gameplay ultra-exigeant aurait pu séduire les puristes… si la progression ne reposait pas sur une tension constante et déséquilibrée. La flotte ennemie, présente en permanence dans votre dos, impose un rythme oppressant sans offrir les respirations nécessaires. Impossible de prendre le temps de stabiliser votre vaisseau sans risquer d’être submergé, surtout sur les niveaux de difficulté supérieurs.
Pour autant, Jumplight Odyssey possède les fondations d’un jeu de gestion d’exception. Il ne lui manque qu’un système de délégation, une interface repensée, des courbes de difficulté mieux équilibrées… et le courage de couper dans ses propres ambitions pour mieux les structurer.
Une odyssée visuelle à la sauce Albator
Dès les premières secondes, Jumplight Odyssey frappe par sa direction artistique singulière et parfaitement assumée. En adoptant un style visuel inspiré des animes de science-fiction des années 70–80, le jeu s’inscrit dans une esthétique résolument rétrofuturiste, évoquant sans détour Capitaine Flam, Goldorak ou Albator. Couleurs désaturées, personnages au trait épais, animations limitées mais expressives : tout est fait pour créer l’illusion d’un dessin animé old-school vivant.
Ce choix graphique fonctionne admirablement bien. Non seulement il permet une identification immédiate de l’univers, mais il confère au titre une cohérence visuelle rare dans le genre des jeux de gestion. Chaque personnage possède une silhouette reconnaissable, chaque salle a son identité, et l’ensemble reste parfaitement lisible, même lorsque les choses s’emballent.
Les phases de construction et d’observation du vaisseau bénéficient d’une excellente lisibilité en vue isométrique, avec des effets d’éclairage subtils, une profondeur de champ bien gérée, et des animations contextuelles qui donnent vie à chaque zone. Les couloirs bruissent d’activité, les salles s’éclairent selon les besoins, les membres de l’équipage vaquent à leurs tâches… sans jamais sombrer dans le chaos visuel.
Mais c’est surtout dans les cinématiques animées que le jeu s’autorise des envolées visuelles réjouissantes. Lignes claires, cadrages dramatiques, filtres de trame vintage, effets de zoom dynamiques : chaque transition narrative est traitée comme un épisode d’une série animée oubliée des années 80. Et cela fonctionne. Le charme agit immédiatement.
Côté bande-son, le constat est plus mesuré. Les musiques sont bien composées, oscillant entre synthwave feutrée, cordes tendues et nappes de tension atmosphérique, mais elles souffrent encore d’un certain manque de variété. Les boucles musicales s’épuisent sur les longues sessions, et certaines transitions sont trop abruptes.
Les doublages, en revanche, constituent une réussite majeure. Chaque personnage bénéficie d’une interprétation vocale claire et incarnée, sans surjeu, avec un ton juste qui parvient à alterner entre urgence militaire et humanité quotidienne. Une attention bienvenue qui contribue à renforcer l’attachement aux personnages, dans un jeu où la survie dépend aussi de la cohésion de l’équipage.
En l’état, Jumplight Odyssey n’a pas besoin d’un moteur graphique dernier cri. Il a une esthétique forte, une signature visuelle immédiate, et un amour évident pour son matériau d’inspiration. Et cela suffit amplement à embarquer le joueur dans cette odyssée de papier.
Une étoile encore trop lointaine
Comme tout accès anticipé digne de ce nom, Jumplight Odyssey est loin d’être terminé. Et cela se ressent. Si l’expérience globale est déjà solide sur le plan des fondations, elle est encore truffée de limitations techniques, de bugs gênants et de systèmes inachevés qui freinent la montée en puissance.
Premier écueil : la stabilité technique. Bien que le jeu reste jouable dans sa globalité, de nombreuses sessions sont marquées par des chutes de framerate injustifiées, des disparitions de textures, ou des personnages invisibles bloquant les scripts. Rien de systématiquement bloquant, mais suffisamment fréquent pour entamer la fluidité d’une gestion déjà dense.
Autre problème : plusieurs mécaniques essentielles sont encore partiellement implémentées. Le timer des expéditions, par exemple, reste bloqué dans certaines versions, empêchant de planifier efficacement les rotations. Des systèmes de priorisation des tâches ou de suivi de l’équipage sont annoncés mais pas encore disponibles. L’ensemble donne le sentiment d’un prototype très avancé, mais encore en cours de calibrage.
Côté contenu, la limitation est encore plus tangible. En dehors du scénario d’introduction de la Princesse Euphora, seule une partie libre est disponible, et cette dernière recycle à l’identique les événements, sans intrigue ni variantes, si ce n’est quelques paramètres de difficulté ajustables. L’ironie est cruelle : ce mode « bac à sable », censé s’adresser aux joueurs chevronnés, est en l’état plus clair, plus libre et plus pédagogique que le tutoriel narratif.
Enfin, si l’on salue la communication régulière du studio et son implication auprès de la communauté, on attend désormais une vraie phase de consolidation. Interface à repenser, outils de délégation à ajouter, équilibrage de la pression ennemie à revoir, mécaniques d’exploration à finaliser… les chantiers sont nombreux, mais pas insurmontables.
Reste un fait indiscutable : même à moitié achevé, Jumplight Odyssey dégage un potentiel immense, celui d’un jeu de gestion enfin narratif, porté par une direction artistique forte et un univers qui mérite d’être exploré. À condition que League of Geeks poursuive dans cette voie avec le même sérieux.
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