Sorti le 13 juin 2023 sur Xbox Series, Loop8: Summer of Gods est une création du studio Marvelous, éditée par la même maison, qui poursuit son chemin d’expérimentations après des titres aussi dissemblables que Daemon X Machina, Deadcraft, Sakuna: Of Rice and Ruin ou No More Heroes III. Une diversité assumée, qui témoigne autant d’une volonté d’oser que d’un certain éclatement artistique depuis le divorce avec la série Harvest Moon, désormais scindée entre Rune Factory et Story of Seasons.
Avec Loop8, Marvelous livre un projet atypique, aux accents mélancoliques et à la structure cyclique, où la répétition devient l’ossature même du récit. Dans cette fable estivale suspendue entre RPG, Visual Novel et expérimentation temporelle, vous incarnez Nini, un jeune exilé tombé dans une petite ville japonaise en bord de mer, menacée par une entité divine venue raser le monde.
Mais derrière ses airs d’animé nostalgique et ses pétales de cerisiers qui flottent sur les rails d’une gare déserte, Loop8: Summer of Gods dissimule-t-il un véritable chef-d’œuvre narratif ou simplement un concept intrigant étiré jusqu’à la rupture ? Jusqu’où peut-on jouer avec la mémoire sans lasser, et quel prix l’on doit payer pour vouloir éternellement recommencer ?
Les âmes, les boucles et les silences qui brûlent
Dans les rues tranquilles d’Ashihara, le ciel est doux, les jours sont longs, et l’apocalypse n’est jamais qu’à cinq battements de cœur. Vous incarnez Nini, un adolescent banni d’une station orbitale, parachuté dans un sanctuaire japonais hors du temps, où la menace des Kegai rôde comme une ombre patiente. La ville, bercée par les cloches du temple et les chants d’été, semble pourtant intacte. Mais ce calme est un mensonge, et chaque instant compte : dans cinq jours, tout doit disparaître.
C’est là que s’ouvre le véritable théâtre de Loop8: Summer of Gods. Un conte tragique aux allures de tranche de vie, où le surnaturel ne s’impose jamais avec fracas, mais s’infiltre dans les interstices du quotidien. Ashihara n’est pas une ville à sauver : c’est une mémoire à comprendre, une boucle à déchiffrer. Chaque résurgence du temps n’est pas un simple recommencement, mais une nouvelle variation, un battement différent dans la grande horloge divine.
La narration ne repose pas sur une quête héroïque, ni même sur une progression linéaire. Elle épouse les contours d’un cycle temporel fluide, où vous seul vous souvenez. Votre avatar, Nini, oublie tout, comme vidé à chaque retour — une dissociation volontaire, qui vous transforme en démiurge silencieux, capable d’altérer les événements sans jamais vraiment les vivre deux fois de la même façon.
L’originalité de l’approche scénaristique réside dans cette fracture : le joueur sait, mais pas le héros. Ce décalage crée une dynamique captivante. En explorant chaque itération, vous tracez des lignes parallèles dans l’épaisseur du récit. Vous pouvez choisir de sécher les cours pour observer Ichika au bord de l’eau, ou suivre Machina à travers les couloirs de l’école, au détriment d’un avertissement vital de Beni. Chaque décision, aussi anodine qu’elle paraisse, façonne l’émotion et la finalité de cette micro-existence estivale.
Les personnages ne sont pas de simples compagnons de route, mais des pôles affectifs autour desquels gravitent vos boucles. Leur mémoire, contrairement à la vôtre, se réinitialise sans cesse, mais leurs sentiments persistent, comme s’ils se souvenaient d’avoir été aimés, trahis ou oubliés. La ville entière devient alors un échiquier émotionnel, où chaque geste, chaque mot, chaque silence peut provoquer une bifurcation.
Et lorsque les Kegai s’approchent, le scénario prend une tournure plus tendue : la menace devient organique, une vérité rampante qu’il ne suffit plus de comprendre — il faut l’affronter. Ashihara, si douce en apparence, devient un piège en soie. Les dieux veillent, les erreurs s’accumulent, et les habitants, trop humains, ne voient pas venir la fin qui approche toujours.
Marvelous a su éviter les écueils habituels du récit cyclique. Les répétitions sont effacées, accélérées, ou court-circuitées avec intelligence. Certains dialogues reviennent, mais une simple pression suffit à les faire défiler. L’essentiel est conservé, le superflu s’estompe. Ce soin apporté à la structure évite au jeu de tomber dans la lassitude mécanique, et renforce au contraire l’envie de recommencer — pour voir, pour savoir, pour comprendre.
Loop8 ne vous enferme pas dans une logique unique. Il vous propose un récit fragmentaire, librement reconfigurable. À vous d’en dessiner les contours, à travers l’intimité d’une relation, la fulgurance d’un événement, ou le simple fait de prendre un chemin différent au lever du soleil.
Les battements d’un monde en sursis
Derrière l’élégance narrative de Loop8: Summer of Gods, une mécanique insidieuse palpite, obsédée par les liens, les émotions et les conséquences. Loin des canevas classiques du JRPG, Marvelous conçoit ici une horloge sociale, un système vivant où chaque relation affecte le monde et façonne vos chances de survie.
Chaque journée est une partition, chaque action une note. Vous disposez d’un temps limité, découpé en segments précis, et chaque interaction — qu’elle soit banale ou capitale — consomme ce temps. Entraîner son corps, étudier à l’école, inviter quelqu’un à se promener, consoler un ami ou provoquer une dispute : tout a un coût, et chaque décision rogne un peu plus l’espace qu’il vous reste pour sauver Ashihara.
Le cœur du système repose sur deux axes : les relations humaines et les bénédictions divines. Les premières se tissent dans le dialogue, le contact, les actes partagés. Chaque habitant d’Ashihara réagit en fonction de son humeur, de ses préférences, et de son rapport au monde. Un compliment mal placé, une invitation mal chronométrée, et la tendresse devient rancune. À l’inverse, une coïncidence heureuse, une activité convoitée, et les affinités naissent. Ces sentiments — amitié, amour, haine — ne sont pas décoratifs : ils affectent directement les combats, renforcent les attaques ou modifient les comportements en situation de crise.
Le combat, justement, est un théâtre secondaire. Peu fréquent, parfois même anecdotique, il surgit sans crier gare, souvent dans les derniers instants d’une boucle. Le système repose sur des choix d’attitude, influencés par les relations en cours. Un ami fidèle protégera vos arrières, un ennemi juré frappera plus fort. Mais la complexité du système, peu documentée et rarement exploitée, laisse une impression étrange de profondeur inaboutie. Le combat n’est jamais au centre : il est une conséquence, un débordement de ce que vous avez construit — ou détruit — dans la sphère sociale.
Les bénédictions, elles, sont des héritages divins. Gagnées par l’exploration, les dialogues ou l’intuition, elles persistent d’une boucle à l’autre et augmentent vos capacités. Mais leur localisation fixe, et leur acquisition souvent mécanique, transforment vite leur quête en routine. Vous tracez des trajets optimisés, rejouez les mêmes séquences, sacrifiez la spontanéité au profit de l’efficacité. Ce paradoxe structurel — encourager l’expérimentation tout en pénalisant le relâchement — finit par ralentir le souffle du jeu.
Le temps, quant à lui, pèse comme une sentence. Chaque déplacement est un calvaire, tant la lenteur du personnage semble disproportionnée. Trente secondes pour franchir une cour, quatre-vingt-dix minutes en jeu pour un simple entraînement… La journée s’efface dans l’attente et la micro-gestion. Ce rythme bancal, hérité des Story of Seasons, limite vos options et engendre une tension qui ne naît pas du scénario, mais de la frustration d’un corps trop lent pour une apocalypse trop rapide.
Pourtant, dans ce chaos structuré, une magie opère. Celle de l’aléatoire maîtrisé, des erreurs non punitives, des parcours toujours légèrement différents. Loop8 vous pousse à recommencer, non pas pour faire mieux, mais pour faire autrement. C’est dans cette logique d’expérimentation douce, entre stratégie et improvisation, que se dessine l’originalité du titre. Un RPG où l’on manipule le temps comme une matière narrative, et où les sentiments deviennent plus puissants que les épées.
Sous les cerisiers, le monde se fissure en douceur
Loop8: Summer of Gods adopte une direction artistique audacieuse, délicatement irréelle, qui évoque les douces torpeurs d’un shōjo estival caressé par le vent marin. Le jeu mêle avec subtilité des modèles 3D finement stylisés à des arrière-plans en 2D dessinés à la main, créant une dichotomie visuelle qui confère à chaque scène une atmosphère suspendue entre rêve et quotidien.
Les décors, peints avec une tendresse manifeste, évoquent des souvenirs d’enfance et des instants volés. Les salles de classe aux murs pâlis, les allées du temple couvertes de mousse, les quais baignés d’une lumière rasante : chaque lieu respire une intimité paisible. Le cycle jour/nuit teinte ces tableaux d’une aura changeante, où les couleurs se délavent ou s’intensifient selon l’heure, rappelant l’instabilité du monde dans lequel évolue Nini. Loin de surcharger l’écran, cette esthétique parvient à imposer une vraie douceur, un Japon idéalisé où chaque recoin semble préservé du chaos extérieur — même si la fin approche à grands pas.
Les modèles des personnages, eux, oscillent entre le réalisme stylisé et le langage codifié du Visual Novel. Les expressions faciales sont sobres mais lisibles, parfois renforcées par les illustrations 2D qui accompagnent les dialogues. L’affichage reprend avec respect les codes du genre : fenêtre de texte imposante, figures centrées, choix de réponses discrets. Tout cela participe à une immersion dans le langage des sentiments, plus que dans celui de l’action. L’univers visuel suit une logique douce, où le moindre détail contribue à la narration.
Sur le plan sonore, Loop8 déroule une partition apaisante et soignée. Les compositions musicales accompagnent les moments de calme et d’introspection avec des thèmes minimalistes, souvent joués au piano ou à la flûte, en accord avec l’ambiance de cette ville-jardin figée dans le temps. Certaines mélodies reviennent d’une boucle à l’autre comme des échos persistants, renforçant cette sensation d’éternel retour. Les ambiances naturelles — le ressac discret de la mer, le bruissement des feuilles, les pas sur les chemins de gravier — tissent un paysage auditif cohérent, jamais imposé, mais toujours présent.
Les doublages japonais, de très bonne tenue, confèrent une personnalité juste aux différents protagonistes. Leur diction, tout en nuances, souligne les tensions, les hésitations, ou les élans affectifs qui traversent les conversations. Le rythme lent des dialogues, parfois accentué par des silences assumés, laisse l’émotion s’installer sans l’étouffer.
Enfin, malgré un monde peu étendu, chaque recoin bénéficie d’un soin manifeste dans la composition de l’image, dans les choix chromatiques, dans le cadrage des scènes narratives. Il en résulte une impression d’intimité palpable, comme si chaque plan cherchait à préserver un dernier fragment d’humanité avant l’effondrement annoncé.
Les engrenages rouillés d’un été trop court
Sous ses atours poétiques, Loop8: Summer of Gods repose sur un édifice technique plus fragile, dont les fissures n’altèrent pas la structure, mais en modifient l’équilibre. Sur Xbox Series, le jeu affiche une stabilité correcte dans l’exploration quotidienne, avec des transitions fluides entre les zones, des temps de chargement brefs, et une navigation claire dans les menus. L’ensemble reste lisible, et l’interface n’empiète jamais sur l’ambiance générale.
C’est dans les combats que l’édifice chancelle. Des ralentissements nets, des chutes de framerate marquées et des problèmes de caméra viennent parfois troubler la lisibilité des affrontements. Ces séquences, déjà rares, deviennent alors plus confuses, d’autant que les mécaniques, complexes par essence, manquent de clarté visuelle et d’indications précises sur les effets des actions entreprises. Il en résulte une forme d’opacité stratégique, qui pousse davantage à l’expérimentation qu’à la maîtrise.
Autre composant central de la structure : le système de temps. Chaque action consomme des minutes précieuses, et les déplacements, lents par nature, exigent une anticipation rigoureuse. Il n’est pas rare de devoir choisir entre découvrir un nouveau lieu ou maintenir une relation, entre interagir avec un camarade ou rejoindre une activité précise avant la tombée de la nuit. Cette pression temporelle, constante, participe à la tension dramatique du titre, mais bride aussi les envies d’exploration libre et de flânerie narrative.
L’organisation des boucles, quant à elle, repose sur une logique semi-guidée. Si vous êtes libre de vos mouvements, certains événements doivent être répétés plusieurs fois afin de débloquer des éléments essentiels. Cette répétition, savamment aménagée par des dialogues accélérés et des raccourcis dans la narration, évite la redondance mécanique, mais encourage à optimiser chaque cycle au détriment de l’improvisation.
Enfin, les bénédictions, qui offrent des bonus permanents entre les boucles, sont réparties de manière fixe dans les décors. Cela incite à reproduire certains parcours de manière quasi-identique pour sécuriser des améliorations indispensables, au risque d’instaurer une routine là où le jeu valorise théoriquement la diversité des approches.
Aucune fonctionnalité multijoueur n’est intégrée, le jeu étant conçu comme une expérience entièrement solitaire. L’accessibilité reste sobre : les options de confort sont limitées, mais l’ergonomie générale permet une prise en main rapide. Le jeu privilégie l’intériorité à la performance, le rythme contemplatif au spectacle, et c’est dans ce choix assumé qu’il trace son propre sentier.
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