Il y a des jeux d’horreur qui hurlent, qui déchirent, qui éventrent la rétine de lumière rougeoyante et de jumpscares bien huilés. Et puis il y a ceux qui murmurent. Qui se cachent dans les vieux dossiers oubliés, les jeux effacés, les .exe corrompus. Abandonware: The Horror Collection, développé par Fossil Games et disponible en accès anticipé sur Steam, appartient à cette deuxième espèce : un jeu qui n’en est pas vraiment un, une anthologie de failles numériques, un hommage voilé aux disquettes hantées de l’ère MS-DOS.
Sous ses apparences de compilation lo-fi sans prétention, Abandonware cache un projet plus sournois : recréer l’étrangeté des jeux oubliés, la panique d’un écran qui clignote trop longtemps, le malaise d’un personnage qui vous fixe trop longtemps. Ici, chaque mini-jeu est un piège, chaque fichier une fracture dans la logique. Vous croyez jouer. Vous êtes joué.
Mais derrière cette façade rétro et ce goût prononcé pour les glitchs, cette collection pixelisée a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions ? Ou n’est-elle qu’un énième pastiche horrifique pour nostalgiques de polygones tremblants ?
Fichiers maudits et contes démembrés
Abandonware: The Horror Collection ne raconte pas une histoire. Elle les disséque, les déstructure, les disperse. Chaque mini-jeu de cette compilation lo-fi devient une entrée fragmentaire dans un récit global plus large, trop diffus pour être saisi d’un coup, mais trop cohérent dans sa progression pour être accidentel. C’est une narration par éclats, une horlogerie de cauchemars désynchronisés, où la vérité n’est jamais affichée frontalement, seulement suggérée à travers des détails, des anomalies, des bugs qui n’en sont pas vraiment.
Chaque jeu proposé possède son propre univers, ses mécaniques, ses règles, mais tous partagent une même finalité : perturber votre rapport à la fiction. Dans Red Riding Hood, vous évoluez dans un environnement généré procéduralement, traqué par une présence invisible. Dans Hansel and Gretel, vous incarnez les deux enfants dans une fuite cauchemardesque où la forêt elle-même semble vous observer. Quant à Mr Gnome Goes Skating, derrière ses airs de jeu absurde se dissimule une mécanique de corruption progressive : le jeu plante, se dérègle, s’ouvre sur une autre réalité, comme si le code lui-même cherchait à s’exprimer.
Ce que Abandonware réussit avec brio, c’est de briser le cadre du jeu d’horreur classique. Il ne cherche pas à vous faire peur avec des cris ou des monstres, mais avec des interruptions de logique, des faux bugs, des sons qui ne devraient pas exister, des règles qui s’effacent en cours de partie. Le malaise vient du fait que vous ne savez jamais si ce que vous vivez est prévu ou accidentel, scripté ou symptomatique d’un programme qui a mal tourné. C’est cette zone grise, entre le jeu et l’erreur, entre le conte et le virus, qui constitue la véritable matière narrative du titre.
Plus vous progressez, plus le puzzle s’épaissit. Certains jeux se modifient à mesure que d’autres sont terminés. Des fichiers apparaissent. Des options se débloquent. Le jeu vous observe autant que vous l’explorez. Et lentement, une structure se dessine : celle d’un récit caché sous les strates de l’interface, d’une histoire plus vaste, sinistre, qui lie ces mini-jeux entre eux par des fils invisibles.
En refusant les conventions narratives linéaires, Abandonware construit un univers à la lisière du réel et du code, où l’inconfort devient le langage principal. Ce n’est pas une histoire que l’on suit. C’est une archive maudite que l’on rouvre, au risque de réveiller ce qui s’y tapit encore.
Des jeux dans le jeu, des règles qui se délitent
Sous sa forme éclatée de compilation lo-fi, Abandonware: The Horror Collection propose une expérience de gameplay aussi multiple qu’instable. Chaque mini-jeu, conçu comme un module indépendant, possède ses propres mécaniques, son propre système d’interaction, mais tous partagent un même objectif : vous désorienter, vous tromper, vous faire douter de ce que vous voyez.
Les genres s’y croisent dans une logique de fragmentation programmée. Red Riding Hood adopte la structure d’un stalker procedural, où chaque session génère un terrain nouveau, plaçant le joueur dans une boucle de fuite, de traque, de tension sourde. Hansel and Gretel repose sur une double commande asymétrique, où vous contrôlez les deux enfants dans leur tentative désespérée d’échapper à une sorcière, entre énigmes simples et scripts menaçants. Mr Gnome Goes Skating, quant à lui, débute comme une curiosité inoffensive, un jeu absurde sans tension apparente, avant de glisser lentement vers l’étrangeté, détournant ses propres règles jusqu’à l’incohérence calculée.
Cette bascule vers l’anomalie constitue la véritable ligne directrice du gameplay : un système basé sur la rupture de confiance. Le jeu ne vous attaque pas frontalement. Il vous fait perdre vos repères ludiques. Une mécanique disparaît sans prévenir. Une règle cesse d’exister. Un niveau semble infini. Le jeu joue avec vos attentes, vous pousse à chercher des patterns qui s’effondrent à mesure que vous les appréhendez.
L’exploration ne repose donc pas sur une progression classique, mais sur une forme de déverrouillage implicite. Certains mini-jeux se modifient après plusieurs essais, d’autres débloquent du contenu dans le hub général. Ce système d’interconnexion souterraine entre les expériences crée un sentiment de progression organique, où chaque découverte renforce la sensation que quelque chose de plus grand se trame sous la surface. Rien n’est expliqué, tout est suggéré. Et c’est précisément ce non-dit ludique qui rend l’expérience aussi intrigante.
Les mécaniques modernes sont distillées avec subtilité : quelques éléments de randomisation, une narration adaptative, des interactions conditionnelles… mais Abandonware ne cherche jamais à lisser son gameplay. Au contraire, il cultive l’âpreté, la lenteur, la bizarrerie volontaire, comme pour mieux mimer les jeux inachevés, les prototypes corrompus que l’on aurait dénichés au fond d’un forum obscur.
Ce n’est pas une jouabilité classique. Ce n’est pas un challenge au sens traditionnel. C’est un système à déconstruire, un labyrinthe de gameplay bancal mais volontairement conçu comme tel, pour que chaque faux pas devienne un passage vers autre chose.
Crénelé, crissant, contaminé
Abandonware: The Horror Collection n’essaie jamais de vous séduire visuellement. Il vous repousse volontairement. Tout, dans sa direction artistique, cherche à évoquer une archive oubliée, corrompue, un disque dur exhumé d’un passé numérique gangrené. Les visuels sont lo-fi à dessein : textures granuleuses, animations rigides, menus glitchés, couleurs ternes et écrans qui vibrent comme des téléviseurs mal réglés. Le résultat n’est pas beau, et ne prétend pas l’être. Il est perturbant, étrangement vivant, et surtout parfaitement cohérent avec la proposition.
Chaque mini-jeu adopte sa propre esthétique cradingue, comme s’il provenait d’un développeur différent. Certains évoquent l’ère MS-DOS, d’autres les jeux Flash pourris d’adwares, d’autres encore ces sharewares bricolés qui traînaient sur les CD de magazines. Ce choix d’hétérogénéité visuelle participe au malaise ambiant : en brouillant les repères stylistiques, le jeu accentue l’idée d’une collection bricolée, volée, altérée.
Mais c’est sur le plan sonore que Abandonware joue ses cartes les plus vicieuses. Les bruitages sont secs, minimalistes, volontairement désagréables. Une respiration mal calée, un grésillement parasite, un cri coupé net… Le design sonore ne cherche jamais l’harmonie. Il désynchronise le corps du joueur, provoque des inconforts auditifs, parfois plus violents que l’image elle-même. Certaines musiques dissonantes, presque absentes, laissent place à des silences qui hurlent plus fort qu’un screamer.
Les effets de bug, les ralentissements simulés, les clignotements inopinés, ne sont pas des erreurs techniques mais des outils narratifs. Ils parasitent votre perception, donnent l’impression que le jeu est instable, qu’il pourrait planter ou corrompre votre machine à tout instant. Cette illusion de fragilité est ce qui rend l’expérience si singulière. Vous ne jouez pas à un jeu. Vous manipulez un artefact contaminé, et chaque son émis par ce dernier semble murmurer qu’il aurait mieux valu ne pas l’exécuter.
L’absence de doublage ou de voix humaines contribue à cette sensation d’abandon : rien ne vous guide, personne ne vous parle, et le peu de texte présent est souvent cryptique, incomplet, ou volontairement mal encodé. C’est un univers sonore déshumanisé, comme si les personnages eux-mêmes avaient été effacés du code source.
Et même si certaines séquences gagneraient à être davantage contrastées visuellement pour améliorer la lisibilité, on ne peut nier que l’ensemble crée une atmosphère suffocante, opaque, insidieuse. C’est une esthétique de l’effacement. Une horreur qui ne s’affiche pas frontalement, mais qui rampe sous l’image, entre les lignes de code, entre les notes d’un son trop aigu pour être rassurant.
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