Sorti en 2014, La Terre du Milieu : L’Ombre du Mordor avait su séduire grâce à son système Nemesis révolutionnaire, son gameplay dynamique et son respect profond de l’univers de Tolkien, malgré une certaine redondance dans ses mécaniques. Un an plus tard, le 7 mai 2015, Monolith Productions revient avec une Édition Game of the Year qui regroupe tous les contenus additionnels, des nouvelles missions aux runes spéciales, en passant par deux extensions scénarisées. L’occasion parfaite pour ceux qui avaient manqué le premier passage de plonger dans la vengeance froide de Talion, mais aussi pour les vétérans d’approfondir leur traque des Capitaines Uruks.
Ce voyage en Terre du Milieu se révèle-t-il toujours aussi intense, ou cette version GOTY est-elle un simple assemblage sans réel intérêt pour ceux qui ont déjà écumé le Mordor ?
Une malédiction gravée dans le sang et l’acier
Vous n’êtes qu’un rôdeur parmi tant d’autres, une sentinelle anonyme postée à la Porte Noire, un homme de l’ombre qui veille sur les frontières du Gondor. Mais lorsque les armées de Sauron déferlent à nouveau sur le Mordor, votre existence vole en éclats. Talion voit sa femme et son fils exécutés sous ses yeux, avant d’être lui-même sacrifié par la Main Noire, un fidèle serviteur du Seigneur des Ténèbres. Pourtant, la mort ne l’accueille pas. Une force ancienne, un spectre errant, le ramène à la vie, condamné à errer entre les mondes, incapable de trouver le repos tant que sa vengeance n’est pas accomplie.
Mais cette âme qui s’est greffée à la vôtre n’est pas un simple esprit vengeur. Il s’agit de Celebrimbor, l’un des plus grands forgerons de l’histoire, l’elfe qui façonna les Anneaux de Pouvoir avant que Sauron ne le trompe et ne le réduise à néant. À travers lui, vous gagnez des dons surnaturels, la capacité de sonder l’esprit des Uruks, d’altérer leur volonté et de les manipuler comme des marionnettes. Cependant, ce lien est une prison autant qu’une bénédiction, et très vite, il devient évident que Celebrimbor ne partage pas la même vision de la vengeance que Talion. Il ne cherche pas seulement à punir Sauron : il veut reprendre ce qui lui a été volé, par n’importe quel moyen.
Le récit repose sur cette dualité, cet équilibre précaire entre un homme rongé par le deuil et un esprit consumé par une haine millénaire. Talion ne peut mourir tant que Celebrimbor l’habite, mais plus le temps passe, plus la frontière entre leurs deux âmes s’efface. Qui contrôle qui ? L’ombre de Sauron est omniprésente, et plus vous progressez dans votre vendetta, plus vous réalisez que cette guerre ne peut pas être gagnée par de simples coups d’épée.
Si l’histoire vous entraîne à travers le Mordor, elle suit une structure relativement simple. Vous traquez les trois principaux lieutenants de Sauron, chacun responsable d’une partie du massacre initial. La progression est linéaire, segmentée en missions principales et secondaires, avec des personnages croisés en chemin qui viennent étoffer l’univers. Ratbag l’Uruk opportuniste, Gollum en quête de son “Précieux”, ou encore Lithariel, une guerrière Elfe de Núrn, apportent des nuances et des contrastes au sombre tableau du Mordor. Cependant, le scénario ne s’élève jamais vraiment au rang des grandes épopées de la Terre du Milieu. L’aventure reste personnelle, une quête de vengeance et de pouvoir, bien loin des batailles titanesques et des conflits héroïques du Seigneur des Anneaux.
Mais là où L’Ombre du Mordor frappe fort, c’est dans la manière dont il vous laisse façonner votre propre récit, loin des cinématiques et des dialogues écrits. Grâce au système Nemesis, chaque ennemi croisé peut devenir un rival, un bourreau, une obsession. Lorsqu’un simple capitaine Uruk parvient à vous terrasser, il gagne en puissance, gravissant les échelons, renforçant son armure, se moquant de vous à votre retour d’entre les morts. Un combat perdu n’est pas une fin, mais le début d’une rivalité qui peut durer tout le long du jeu. Certains de ces Uruks, que vous affrontez et revoyez plusieurs fois, deviennent presque plus mémorables que les véritables antagonistes de l’histoire.
C’est là que le jeu prend tout son sens : vous n’êtes pas un héros sauvant le monde, mais un spectre semant la peur parmi les légions de Sauron, un chasseur dont le nom est murmuré par les Uruks dans l’ombre de leurs forteresses.
Le ballet sanglant des ombres et des lames
Si l’histoire de L’Ombre du Mordor vous enferme dans une spirale de vengeance, c’est dans le sang et l’acier que vous l’écrivez. Talion est un guerrier sans attaches, un rôdeur du Gondor devenu un prédateur spectral, capable de semer le chaos aussi bien par la force brute que par la manipulation. Ici, les combats sont nerveux, brutaux, et viscéralement satisfaisants, combinant l’élégance des duels chorégraphiés à un sadisme méthodique propre au Mordor.
Le système de combat s’inspire des affrontements dynamiques de la série Batman: Arkham, où chaque coup est fluide, chaque contre est précis, chaque exécution est une mise en scène macabre. Face à une horde d’Uruks, Talion enchaîne les parades, brise les lames ennemies, transperce les poitrines avec une efficacité chirurgicale. Mais contrairement aux combats de Batman, où la non-létalité est une règle absolue, ici chaque combat se termine dans un bain de sang, chaque victoire est une mise à mort spectaculaire.
Cependant, foncer tête baissée dans une troupe d’Uruks est souvent synonyme de mort rapide, car l’ennemi est tout sauf stupide. Les capitaines sont des adversaires redoutables, possédant des résistances, des forces et des faiblesses qui évoluent au fil de vos affrontements. Un chef de guerre peut être insensible aux attaques frontales, un autre peut être pris de panique à la vue du feu ou des Caragors, ces créatures féroces qui rôdent dans la plaine. Chaque combat devient un duel tactique, où la clé de la victoire réside dans l’observation et l’exploitation des failles adverses.
Mais la grande force du jeu, celle qui le distingue de tous les autres, c’est le système Nemesis. Jamais auparavant un jeu n’avait proposé des ennemis capables d’apprendre de leurs erreurs, de vous haïr personnellement, de survivre à des affrontements pour revenir plus forts, plus vicieux. Un simple capitaine Uruk que vous avez laissé pour mort peut ressurgir, balafré, jurant de vous faire payer son humiliation. D’autres, en revanche, fuiront devant vous, marqués par la peur d’avoir déjà connu la mort une première fois sous votre lame. Chaque Uruk de rang supérieur a son propre nom, ses propres lignes de dialogues, ses ambitions et ses rancunes, et plus le jeu avance, plus certains d’entre eux deviennent vos pires cauchemars.
Mais le combat n’est qu’un aspect du jeu. Le Mordor est un terrain de chasse, et Talion peut se mouvoir dans l’ombre aussi bien qu’au grand jour. Son agilité, proche de celle d’un Assassin, lui permet d’escalader les murailles, d’éliminer les sentinelles silencieusement, d’infiltrer les camps ennemis pour corrompre leurs rangs de l’intérieur. Grâce aux pouvoirs de Celebrimbor, vous n’êtes pas qu’un assassin : vous êtes un manipulateur, capable de marquer les esprits des Uruks, de les retourner contre leurs propres alliés, de semer la discorde au sein de la hiérarchie du Mordor. À mesure que vous progressez, ce qui n’était au départ qu’une vendetta personnelle devient un jeu d’échecs sadique, où vous transformez les généraux de Sauron en vassaux de votre propre armée.
Le level design reste malheureusement plus fonctionnel que véritablement inspiré. Le Mordor est avant tout une terre désolée, jonchée de camps de guerre, de forteresses sombres et de terres brûlées. L’exploration reste agréable, notamment grâce aux créatures du Mordor que vous pouvez chevaucher ou lâcher sur vos ennemis, mais le monde manque de diversité, et certaines zones donnent une sensation de déjà-vu. Heureusement, la variété des affrontements, des stratégies et des interactions avec le système Nemesis compense largement ces faiblesses.
L’Ombre du Mordor ne se contente pas d’être un excellent jeu d’action. C’est un laboratoire de chaos, un théâtre où chaque combat devient une histoire, où chaque ennemi peut devenir votre pire rival, et où votre vengeance s’inscrit dans le temps. Car même si vous mourrez, même si vous échouez, le Mordor ne vous oubliera pas.
Un Mordor plus vivant que jamais, entre cendres et ténèbres
Le Mordor n’a jamais été une terre d’accueil, et L’Ombre du Mordor ne cherche pas à l’embellir. Ici, la beauté réside dans l’horreur, dans l’immensité d’un monde dévasté où seuls les plus forts survivent. Les plaines arides sont rongées par la cendre et le feu, les forteresses uruk érigent leurs tours de bois et de métal dans un paysage sans lumière, et les ruines d’anciennes civilisations témoignent d’un temps où cette terre n’était pas encore corrompue par Sauron. Ce n’est pas un Mordor fantasmé ou exagéré : c’est un territoire hostile, un monde qui suinte la guerre et la souffrance.
Malgré un open world relativement restreint, le jeu parvient à insuffler une véritable personnalité à chaque zone. Udûn, la première région, est un no man’s land poussiéreux où se terrent les armées de Sauron, un gigantesque camp d’entraînement où les Uruks se battent pour grimper dans la hiérarchie. La mer de Núrn, seconde zone du jeu, contraste avec ses étendues d’eau et sa végétation plus présente, dévoilant une autre facette du Mordor, celle des esclaves et des humains tentant de survivre sous le joug de leurs oppresseurs.
Si le jeu repose sur une palette de couleurs volontairement austère, il sait aussi manier la lumière pour accentuer l’atmosphère oppressante. Les flammes des camps uruks projetant des ombres mouvantes sur les murailles, la lueur spectralement froide de Celebrimbor lorsqu’il active ses pouvoirs, ou encore les reflets métalliques des armes ruisselantes de sang créent une ambiance unique, entre réalisme et surnaturel.
Le character design des Uruks est un autre atout majeur du jeu. Grâce au système Nemesis, chaque capitaine et chef de guerre possède un modèle unique, avec des cicatrices, des armures spécifiques, des accessoires distinctifs qui les différencient visuellement du simple soldat de base. Certains sont couverts de brûlures, d’autres ont perdu un œil dans une précédente rencontre avec vous, et leur évolution est directement liée à vos affrontements. Chaque détail accentue la personnalisation de ces ennemis, rendant chaque rival mémorable non seulement par ses actions, mais aussi par son apparence.
Le Mordor ne dort jamais, et le jeu le traduit par une ambiance sonore pesante et omniprésente. Vous entendez les Uruks converser entre eux, ricaner, se disputer des morceaux de viande, vous percevez le fracas des enclumes, le son des chaînes des esclaves, les hurlements des créatures rôdant dans l’ombre. Loin d’être une simple décoration sonore, chaque bruit est un indicateur de vie, une manière de renforcer l’impression que le Mordor n’est pas un décor statique, mais un monde qui vit et respire autour de vous.
Côté musique, Garry Schyman et Nathan Grigg livrent une bande-son aux sonorités sombres et tribales, mêlant percussions guerrières et orchestrations oppressantes. Les violons stridents accompagnent les moments de tension, tandis que les tambours de guerre résonnent dans les camps Uruks, donnant un rythme haletant aux affrontements. Cependant, la musique sait aussi se faire discrète, laissant parfois place au silence, uniquement troublé par le vent ou par les murmures des spectres du passé.
Les voix jouent également un rôle essentiel dans l’identité du jeu. Troy Baker incarne un Talion résigné et hanté, tandis que Alastair Duncan, dans le rôle de Celebrimbor, insuffle une froideur aristocratique et une rage contenue qui contrastent avec le pragmatisme du rôdeur. Mais c’est surtout le doublage des Uruks qui donne vie au Mordor. Chaque capitaine possède sa propre voix, sa propre personnalité, ses propres répliques qui évoluent en fonction de vos interactions avec lui. Certains ricanent, d’autres vous provoquent ouvertement, et les plus rancuniers vous rappellent chaque blessure que vous leur avez infligée. Ces échanges participent au sentiment de rivalité grandissante, rendant les affrontements encore plus viscéraux et personnels.
Si L’Ombre du Mordor n’atteint pas la richesse visuelle d’un The Witcher 3 ou la majesté d’un jeu de fantasy plus lumineux, il capture à la perfection l’essence du Mordor. Ce n’est pas une terre de légende, ce n’est pas un champ de bataille glorieux : c’est une prison de cendres et de haine, un monde hostile où seuls les plus impitoyables survivent. Et c’est exactement ce que le jeu parvient à transmettre à travers son esthétique brutale, son sound design saisissant et sa bande-son implacable.
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